
Claude VILARS CONFÉRENCIER -EXPERT EN ARTS
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Statuts et ordonnances des huchiers-menuisiers en Normandie
Un patrimoine de règles et de savoir-faire

Lorsque je présente mes cours sur l’histoire du patrimoine normand, je souligne toujours combien les statuts corporatifs du Moyen Âge et de l’époque moderne ont permis d’assurer la qualité exceptionnelle des meubles qui nous sont parvenus. Dès le XIIIᵉ siècle, charpentiers, huchiers (ancêtres des menuisiers, puis des ébénistes) se regroupent en communautés professionnelles et s’astreignent à des règles très strictes.
En Normandie, des villes comme Rouen, Caen, Alençon ou Avranches ont reçu des statuts spécifiques, adaptés aux usages locaux.
C’est un excellent témoignage de la richesse et de l’identité de notre province.
C’est ce corpus d’ordonnances que je propose de revisiter, en m’appuyant notamment sur mes Cours d’initiation au Patrimoine du XIIᵉ au XXᵉ siècle, qui relient l’histoire sociale des métiers à la beauté des objets d’art.
Les origines des métiers du bois
Le contexte du XIIIᵉ siècle
Au XIIIᵉ siècle, les charpentiers sont les maîtres de tout ce qui se construit en bois. Ils installent leurs ateliers à proximité des abbayes et des cloîtres, cherchant protection et sécurité.
En 1254, le prévôt de Paris, Étienne Boileau, rédige pour le roi Louis IX (souvent confondu, dans certaines sources, avec Philippe Auguste) le premier grand registre des métiers français : le Livre des métiers.
Ces règlements limitent l’usage de certains matériaux et fixent la structure des jurandes. Dès lors, fabriquer un meuble n’est plus seulement un acte artisanal, mais également un exercice soumis à droit et à justice.
Vers l’autonomie des huchiers-menuisiers

À la fin du XIVᵉ siècle, les meubles se multiplient et deviennent plus ouvragés. Les huchiers ne veulent plus rester soumis aux règles globales des charpentiers.
En 1371, ils réclament leur propre ordonnance et l’obtiennent définitivement avec l’ordonnance du 4 septembre 1382.
Un aspirant au métier doit :
• pratiquer 6 années d’apprentissage ;
• exécuter un chef-d’œuvre devant des jurés ;
• s’acquitter de droits d’entrée (12 sols environ 200 à 300 euros, dont la moitié pour le roi, l’autre pour la confrérie).
Cette rigueur fonde la réputation des meubles normands (coffres, bahuts, bancs, dressoirs) réputés pour leur durabilité.
Les statuts normands à la fin du Moyen Âge
Rouen, capitale des règlements provinciaux
Après le rattachement de la Normandie à la France (1431), les statuts parisiens sont copiés avec un léger retard. Mais en 1415, Charles VI confirme, par ordonnance du 23 novembre 1415, des statuts propres à Rouen.
Les prescriptions sont détaillées :
• interdiction d’utiliser du bois d’aubier, de chêne fendu, vermoulu ou pourri ;
• saisie et destruction publique de toute œuvre défectueuse devant l’atelier de l’artisan ;
• paiement d’une amende équitablement partagée entre justice royale et gardes jurés.
Un huchier qui manquait aux règles devait voir son ouvrage « despécé » (cassé publiquement), une humiliation redoutée.

Variations locales : Caen, Alençon, Avranches
Chaque grande ville normande adapte à son tour ce corpus :
• Alençon (1631) reçoit des statuts qui pénalisent les défauts techniques les plus précis : chevilles mal coupées (6 sous d’amende de 75 à 120 €), mortaises fendues (2 sous environ 25 à 40 €), joints mal collés (12 sous environ 150 à 240 €).
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• Avranches associe la confrérie des menuisiers à une forte dimension religieuse :
les amendes nourrissent une « boueste » destinée à financer messes et œuvres communautaires.
• À Caen et dans d’autres villes, les ordonnances reprennent la même logique : qualité du bois et exactitude de l’assemblage restent les critères essentiels.
Le quotidien et l’organisation des huchiers
L’apprentissage et le passage à la maîtrise
Entrer dans le métier n’était pas chose facile. L’apprenti payait des droits à son maître et restait six ans en formation avant de devenir valet (ou compagnon). Il ne pouvait quitter son maître avant le terme de son contrat, sous peine de sanction.
Le chef-d’œuvre constituait une épreuve éliminatoire. Pour certains, il s’agissait d’un coffre à queues d’aronde sans défauts, pour d’autres d’un dressoir orné. Les jurés surveillaient minutieusement la confection.
Les fils de maîtres étaient toutefois "francz et exemptz" de certains frais d’entrée, privilège héréditaire renforçant la cohésion du métier.

La discipline et les règles de vie collective
Les statuts ne fixaient pas que des règles de fabrication. Ils encadraient le quotidien des maîtres :
• interdiction de travailler la nuit ;
• interdiction de travailler après none (vers 15 heures) le samedi et les veilles de fête religieuse (Noël, Assomption, Toussaint, Saint Jean-Baptiste…) ;
• serment collectif d’obéissance aux statuts ;
• obligation pour chaque communauté de se choisir quatre prudhommes, renouvelés annuellement.
Ces contraintes visaient moins à sanctionner qu’à protéger collectivement l’image de la corporation.
Transformations modernes et héritages
Les réformes successives (1467 – 1744)
Au fil des siècles, les statuts des huchiers-menuisiers sont régulièrement remaniés :
• sous Louis XI (1467),
• sous Henri III (1580),
• sous Louis XIII (1645),
• et sous Louis XV (1744).
L’idée reste la même : maintenir haut le niveau des règles, mais adapter les procédures aux réalités sociales et économiques.
En 1722, nouvelle étape : les huchiers-menuisiers de Rouen sont officiellement reconnus comme ébénistes-huchiers-menuisiers, bénéficiant du privilège exclusif de réalisation des meubles d’église (stalles, chaires, tables d’autel) mais aussi du mobilier domestique de prestige (coffres, bahuts, lambris décoratifs).

La disparition des jurandes et de l’encadrement corporatif
L’édit de Turgot (1776), puis la loi Le Chapelier (2 mars 1791), abolissent jurandes et maîtrises.
Pour la première fois depuis cinq siècles, n’importe quel Français peut devenir menuisier sans apprentissage ni chef-d’œuvre.
Cette liberté provoque une baisse rapide de la qualité, comme le déplore l’économiste Jean-Charles Léonard de Sismondi dans ses analyses (Nouveaux principes d’économie politique, 1819).
Le XIXᵉ siècle voit ainsi l’artisanat s’appauvrir, remplacé par une production plus industrielle mais moins durable.

Conclusion : un héritage à transmettre
Les statuts et ordonnances des huchiers-menuisiers normands représentent un pan essentiel de notre patrimoine immatériel.
Ils montrent comment un métier a su protéger ses traditions, encadrer sa production et garantir, pendant plusieurs siècles, une qualité de travail qui perdure encore dans nos musées et nos églises.
Dans mes Cours sur les Arts en Normandie, je propose au public de découvrir cet héritage, non pas comme une curiosité historique, mais comme un modèle pour comprendre le lien entre technique, société et identité régionale.
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